Le monde et le système de magie
L’intrigue de ces livres a lieu dans un système solaire différent du nôtre et certainement bien plus vieux puisque son Soleil est mourant. On raconte que les Ancêtres sont venus se poser sur la planète Abeth à bord de vaisseaux composés de quatre tribus originelles : les Hunskas, dotés d’une célérité sans égale contre-balancée malheureusement d’un vieillissement prématuré, les Gerants, montagnes de plus de deux, parfois trois, mètres de haut et de centaines de kilos de muscles, les Marjals, capables de recourir à la magie, et enfin, les Quantals, bénis par la capacité d’arpenter la Voie, source d’énergie illimitée, et de manipuler les fils de la réalité. Chaque sang et chaque personnage a ses prédispositions et spécialisations : empathie, enchantement d’objets (sigillerie), maîtrise du feu ou de l’eau pour les Marjals… Par exemple, un Quantal peut être excellent en tissage de fils mais ne pas réussir à arpenter la Voie… Il y a matière pour un RPG auquel il me plairait beaucoup de jouer !
Dans la population actuelle où les sangs se sont mélangés et atténués depuis longtemps, il existe des gens appelés “soupçon” car le sang en eux est peu puissant et il y a les absolus chez qui les caractéristiques des ancêtres sont très marquées. Enfin, il y a les plus rares de tous : les double-sang, triple-sang et quadruple-sang, ce dernier faisant référence à la prophétie de l’Argatha selon laquelle un.e quadruple sang, l'Élu.e, sera capable d’ouvrir les Arches et de manipuler la Lune.
Vous êtes perdu ? C’est normal, j’y viens ! Comme je vous l’ai dit, le Soleil agonise et ses rayons faiblissent. Si aujourd’hui nous sommes face au réchauffement climatique, dans ce monde c’est tout l’inverse : l’atmosphère se refroidit, la glace s’étend, rapetissant les zones habitables et cultivables. Alors que l’étau se referme petit à petit, les humains luttent pour un même lopin de terre, appelé le Goulet. La “Lune” est un chef d’oeuvre d’ingénierie des Ancêtres qui capte les rayons du soleil pour les amplifier tel un miroir et empêcher la planète de geler. On dit qu’autrefois on pouvait la manipuler grâce aux arches et aux quatre coeur-de-nef, des pierres regorgeant d’énergie et de magie. Seulement, plus personne ne sait comment faire et leur emplacement est soit inconnu, soit bien gardé par des puissants. En outre, si elle devait tomber dans les mauvaises mains, la Lune pourrait être employée comme une arme de destruction massive.
Lorsque les tribus originelles se sont posées sur l’Abeth, elles ont découvert des vestiges d’une civilisation qu’elles ont renommée les Absents. Tous ces événements ayant eu lieu il y a fort longtemps, le humains d’aujourd’hui ne sont pas sûrs si les Arches et autres monuments viennent des Absents ou des Ancêtres.
Le personnage principal et le cadre de son développement
Nona Grisaille, orpheline de père, vit avec sa mère dans un petit village paumé jusqu’à l’arrivée d’un jongleur qui devient le premier ami de la petite fille, ostracisée par les habitants de son village. Mais le nouveau venu apporte avec lui une série de tragédies pour la jeune fille qui se rend finalement coupable d’un crime choquant pour quelqu’un de son âge. Sa mère la donne donc à Giljohn, surnommé le croque-mitaine. Cet odieux personnage voyage dans tout le pays à la recherche d’enfants présentant des affinités avec un ou plusieurs sangs des quatres tribus originelles. Il les achète des clopinettes aux parents désespérés pour les revendre au plus offrant : le Caltess, arène formant des combattants dans un but de divertissement gore, l’Académie pour les enfants au plus grand potentiel magique, etc.
Giljohn repère en Nona des caractéristiques Hunskas assez prononcées faisant probablement d’elle une absolue. Bien malgré elle, Nona monte dans la cage de Giljohn posée sur une charrette tirée par une mule revêche. Elle passe plusieurs mois dans cette prison qui se remplit au fur et à mesure d’enfants “à potentiel”. Finalement, Giljohn fait halte au Caltess pour y vendre Nona et quelques autres enfants. Peu après, pour une raison que je ne spoilerai pas, Nona se retrouve condamnée à mort. Elle est sauvée in extremis par mère Vitrage, l'abbesse du couvent de la Mansuétude. Mais Nona s’est mise à dos un puissant personnage et risque la mort si elle sort du couvent. Voici comment démarre son apprentissage en tant que novice sur le Roc de la Mansuétude. Pour contextualiser davantage le système politique en place : l’Eglise, qui vénère l’Ancêtre, est très puissante mais n’est pas entièrement séparée de l’Etat, elle doit rendre des comptes à l’empereur Crucical et à sa famille qui est proche du personnage malfaisant que Nona a provoqué. Vous voyez les ennuis arriver ?
Les novices doivent passer quatre classes : la classe Écarlate, la classe Grise, la classe Mystique et la classe Sainte. Pour passer dans la classe suivante il faut réussir des épreuves, et les soeurs (les enseignantes) décident de faire progresser ou non les novices. Si elles ont réussi toutes les épreuves, ces dernières pourront devenir une soeur, choisir un nom et intégrer un des quatre ordres suivants : les Saintes (religieuses dévouées à l’Ancêtre endossent le noir), les Martiales (combattantes hors pair endossent l’écarlate), les Mystiques (dotées de sang Quantal, endossent le bleu et arpentent la Voie) et enfin les Silences (ces soeur endossent le gris et se spécialisent dans l’assassinat et la furtivité, elles sont souvent pourvues de sang Marjal).
Nous avons donc affaire à des nonnes hyper badass affublées de noms rocambolesques tels que : Bouilloire, Roue, Pomme, Bougie et j’en passe. Oui, il est d’usage de prendre un objet/plante/fruit comme nom. Bien sûr ceux-ci font référence à la personnalité profonde de la soeur en question. J’en ai compris certains immédiatement et d’autres bien plus tard dans le récit.
La petite Nona, alors âgée d’une dizaine d’années, paysanne ignorante et la peau sur les os, n’a pas grand-chose à offrir au couvent à part ses réflexes Hunskas et son caractère volcanique. Les cours commencent et elle découvre que les soeurs ne lui feront aucun cadeau. En retard à un cours ? Ta camarade novice te rasera la tête à la fin de la leçon. Un mensonge éhonté ? Soeur Pomme se charge de t’empoisonner pour te passer l’envie de recommencer. En outre, elle est entourée de novices qui ont toutes reçues une éducation et qui sont plus ou moins aisées. Pas facile de trouver sa place. Mais c’est sans compter Clera Ghomal, bout-en-train de la classe Écarlate qui voue une haine vive à l’égard des novices riches et hautaines.
Plus le temps passe et plus Nona se fait des amies mais aussi des ennemies. Elle progresse en cours et se forme au combat à mesure qu’elle découvre ses capacités, parfois insoupçonnées. Malgré tout, Nona n’est pas une page blanche qui attend seulement de s’épanouir sur le papier. L’auteur ne révèle certains aspects de son passé que petit à petit. Le personnage principal ne nous dit pas tout et nous prend souvent par surprise. Parfois, elle ment et on y croit, en particulier en ce qui concerne son crime initial qui a poussé sa mère à la donner au croque-mitaine. Nona est jeune, mais pas innocente, sans être foncièrement mauvaise.
Pendant ce temps, des machinations se mettent en place et la glace continue son avancée sur les terres. La guerre approche...
Les relations entre les personnages
Une ode à l’amitié et la loyauté. Est-ce que j’aimerais être amie avec Nona ? Absolument ! Même si cela me mettrait dans le pétrin jusqu’au cou, je sais qu’elle sera toujours là pour me sortir des ennuis, voire me sauver la vie au sacrifice de la sienne s’il le faut. Et même si je la déçois ou la trahit, je sais qu’elle me pardonnera. Une perle, je vous dis !
La trilogie est à dominante féminine et...je crois que c’est le premier que je lis où c’est le cas en Fantasy adulte. C’est rafraîchissant ! Bye bye les schémas habituels du patriarcat ! Il n’y a pas de dénonciation de la condition des femmes non plus. En fait, nous sommes dans un monde où les deux sexes sont égaux. Mark Lawrence est un homme qui sait écrire les personnages féminins parce qu’il écrit des personnages avant tout ; leur sexe est secondaire. Je déplore de trouver si souvent lors de mes lectures des personnages féminins si clichés et genrés : hyper sexualisation, perfection physique, objet de l’affection du héros, faire-valoir, etc. Pas de ça ici et ça fait du bien ! Dans cette trilogie, la beauté touche autant/aussi peu les protagonistes que les antagonistes.
En l’espace de trois livres, je me suis sincèrement attachée à Nona, à sa bande et aux soeurs de la Mansuétude.
La narration
On commence le récit par la fin avec soeur Ronce. Qui est soeur Ronce ? Vous devrez attendre la fin du tome 1 pour le savoir. L’auteur savait déjà parfaitement comment allait se terminer sa trilogie. La destination de certains personnages n’est donc pas un mystère mais cela n’empêche pas le cheminement d’être palpitant. Écrit à la troisième personne, le lecteur suit principalement les aventures de Nona, même si elle n’est pas toujours au premier plan de tous les chapitres. Elle est d’ailleurs absente de quelques-uns.
Dans chacun des trois tomes, il y a deux narrations. La première, la principale, est chronologique. L’autre est soit dans le passé soit dans le futur. Quand les auteurs commencent à cumuler plusieurs chronologies, l’exercice devient généralement casse-gueule. Pourtant, Mark Lawrence le réussit haut la main. Son récit est limpide.
Sans surprise, le rythme est un peu plus lent dans le premier tome et s’accélère dans les deux suivants jusqu'à l'apothéose et le dénouement. Aucun arc narratif n’est négligé ou superflu. J’ai rarement vu une résolution aussi satisfaisante et rondement menée.
Mon avis
Vous l’aurez compris, j’ai adoré cette trilogie du début à la fin. La série est-elle sans défaut ? Non, bien sûr, mais je n’ai vraiment pas suffisamment de matière pour en dire du mal. C’est de la Fantasy de très bonne qualité. Mark Lawrence figure à présent parmi mes auteurs de Fantasy préférés et j’ai bien l’intention de découvrir ce qu’il a écrit d’autre.
J’ai Nona dans la peau, c’est un personnage que je n’oublierai pas de sitôt. Elle est la définition même de la résilience. Elle démarre très mal dans la vie mais prend sa revanche au prix de beaucoup d’efforts. Rien ne lui tombe tout cuit dans la bouche même pas ses prédispositions personnelles qu’elle a parfois grand mal à maîtriser. Malgré ses nombreux triomphes, elle reste humble. Et certaines victoires sont douces-amères.
Les protagonistes ont chacun une personnalité bien définie. Ils sont réalistes et cohérents de bout en bout, ce qui n’empêche pas certains d’évoluer (les plus jeunes surtout, logique).
Les livres contiennent très peu de batailles épiques de grande ampleur au profit de scènes de combat génialement décrites opposant peu de personnages (le plus souvent des duels ou un petit groupe) et de courses-poursuites. L’épée est peu représentée, les moniales emploient le poison, la magie, les lames de jet, le bâton, leurs poings, le couteau et les pièges. Leur éventail offensif est impressionnant.
L’auteur est aussi doué pour les revirements de situation. J’ai eu du mal à lâcher les livres tellement ils sont prenants. Les machinations politiques sont nombreuses et imprévisibles. les antagonistes vous sortiront par les yeux et vous donneront des envies de meurtre.
J’ai beaucoup aimé le développement du thème de la spiritualité (préparation mentale au combat, maîtrise de soi, concept d’au-delà, etc.). Cela m’a fait penser à Avatar, le dernier maître de l’air (pas le film de James Cameron ni la bouse de Shyamalan), la série animée.
Attention, c’est un récit de Fantasy adulte en raison de la complexité de l’intrigue mais aussi de la violence de certaines scènes. Je suis du genre à tourner de l’oeil en me coupant le doigt alors j’ai parfois eu du mal en lisant les passages gores. Etant donné qu’on suit des moniales qui ont fait vœu de célibat, le sexe est rarement suggéré et jamais décrit. Le langage n’est pas non plus châtié. Les jurons, quand il y en a, sont toujours innovants et drôles.
La conclusion de cette trilogie est riche en émotion. J’ai même versé une larme (bon deux ou trois serait plus proche de la vérité...). J’ai éteint ma liseuse avec un profond sentiment de satisfaction, très vite rejoint par celui de vide. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lire maintenant qui me stimule autant ?
En résumé, Mark Lawrence est ma mère Vitrage. Ceux qui l’ont lu comprendront. Et pour les autres, qu’attendez-vous ?
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